Monday, December 12, 2005
On tient trop souvent pour acquises et sures, les traces les plus fugaces. Le chemin des nuages, le poids des pas dans la neige, le pli de l’eau sous la patte de l’oiseau. Tiens, d’un texte. Il s’agit d’un vieux rouleau couvert de ces mêmes traces Un homme dans un Japon que l’on tient pour lointain penche son corps et sous l’impulsion de la main, le pinceau frappe le vide, glisse, accélère et ralentit soudain. Des images sous le chuintement imperceptible de l’encre. L’homme parle de et depuis un silence vidé de forme, dépourvu de nom. Des sons qu’on entend rarement dans la bouche fraîche ou pourrie des autres hommes. Des syllabes venues d’une bouche plus vaste, des lèvres de la cloche, de la gueule de la porte, de la gorge des montagnes, de la langue-lune. Saisons, pluies, roues, bois, oiseaux, océans. Voix. Il parle d’une fleur qu’on tourne et triture entre ses doigts, sans rien dire. Présence d’un homme a la présence tout alentour. : « Alors qu’a présent nous la recherchons, la vérité pénètre originellement toute chose ”. Ou que le regard porte s’élève le cercle de l’ainsité. Pas un seul coin de cet univers, pas une poussière qui échappe à ce qui s’avance ainsi, tel quel, sans qu’il soit besoin de rien ajouter ou soustraire.Le moine Dogen qui éclabousse de traces le rouleau que nous appelons Fukanzazengi ne parle pas plus d’hier que de demain. Ses mots nous sont contemporains. Le temps de Dogen et le nôtre, cet ici et l’ailleurs coïncident absolument. Le rouleau se tache d’une même manière, identique a celle du texte-temps de Sozan, de notre propre respiration dans le maintenant : la vérité est déjà réalisée. L’univers est déjà réalisé. Assis dans l’ainsi, tout est calme et lumineux.Mais gardons-nous de conclure trop hâtivement que cette lumière et ce calme sont quelque part devant nous ou même enfouis en nous-mêmes. Rien n’est ici intérieur ou extérieur. La nature, la ville, l’ami, le maître ou le temple que tu visites, tout cela c’est toi, rien que toi. Tes mains et ta bouche et ton crâne et ta vie resplendissent à ton insu. Cette lumière et ce calme, c’est toi. Tu es ce que tu cherches. Quoique tu fasses, il est impossible d’échapper à cela, tu ne vas ni ne viens, ne voyage ni demeure immobile, un pas vers le Nord est un pas vers le Sud car ou que tu ailles c’est toi et toujours toi. Cette joie de reconnaître qu’il n’y a rien a quitter, a changer ou a conquérir, le moine Dogen l’appelle Jijuyo zanmai, le naturel état d’équilibre en lequel on reçoit et on emploie le soi., le soi est reçu et manifesté. Pendant longtemps tu as voulu croire que s’asseoir était affaire de volonté. Que tu devais essayer de maintenir le dos droit, de pousser ciel et terre, d’arc-bouter les reins, de tendre la nuque, de forcer le souffle, de basculer le bassin, de congédier les illusions. Tu pensais qu’il te fallait copier les rites d’un clergé féodal et arrogant. Ce faisant, tu adoptais une splendide rigidité physique et idéologique, t’appliquant à faire japonais. Tu avais le zazen militant et militaire, le doigt sur la couture du kesa et le kyosaku prêt a fracasser la tronche de Mara. En fait, tu existais déjà dans le cercle de jijuyo zanmai, sans pourtant le laisser te tracer. Tu répétais « rejeter le corps et l’esprit » comme une de ces rengaines sorties d’une fausse boite à fromage. Tu te tartinais des kusen avec de copieuses formules. Tu avais simplement oublié que s’asseoir ne sert à rien, qu’il n’y a pas d’éveil hors de la pratique en laquelle l’éveil s’évanouit de lui-même. La ou il n’y a plus de bouddhiste ou de Bouddha, de moine, de zazen, de mien ou de tien, plus rien, rien que la présence. Naturel état d’équilibre. Ce que tu as appris ? Pas grand chose. Trois fois rien. Premier rien : Emprunter les mœurs et les manières des indigènes nippons, te faire baptiser roshi maître ou sensei, bâtir de temples et rêver a de nombreuses Sangha, passer a la télé et faire le sage, chercher l’onction et la bénédiction des huiles de la Sotoshu… tout cela c’est fleurs dans les yeux, comme on pourrait le traduire dans un langage plus dharmique et direct : prendre des vessies pour la transmission de la Lampe. Second rien : Que s’asseoir, c’est voir au travers de ta propre illusion, voir à quel point tu te leurres, ouvrir les yeux sur ta pratique pourrie. Ne plus te faire d’illusion sur toi-même et surtout ne plus te beurrer la gueule avec de pseudo réalisations. Troisième rien : Tout ce qui précède n’a pas de réelle importance. Cesse de réagir. Laisse tomber. Tu peux vivre et t’asseoir sans faire, sans essayer, sans atteindre. Parce que c’est comme ça, juste comme ça. Qu’il n’est pas nécessaire de s’emparer des traces. Oublie la neige, les nuages et l’eau. Laisse tomber tout ça. Laisse le vieux rouleau prendre vie. Le fukanzazengi, c’est toi.
0 Comments:
Post a Comment
<< Home